« Dehors. » ◆ Mon regard bondit entre le moniteur et l’homme qui, de glace, fait semblant de ne pas m’entendre. Il sort les beaux discours à Anna, tourne autour du pot, ça m’angoisse.
« J’ai dit : dehors. » Et enfin, il daigne lever les yeux sur moi, avec son air exaspéré. Il enlève ses lunettes qu’il range religieusement dans la poche de sa veste et, dans un long soupir, m’accompagne dans le couloir. Et j’explose.
« Vous comptez lui dire quand ? » « Je compte lui dire avec tact. » Mon regard lance des éclairs. J’ai l’impression de devoir faire le travail à sa place tout en ayant à encaisser la nouvelle. Je suis dévasté et les mots que je prononce ensuite ont beaucoup de mal à franchir la boule de larmes qui se forme dans ma gorge.
« Si le cœur ne bat plus, il ne bat plus. Elle l’a remarqué toute seule puisqu'elle vous pose des questions. Vous gagnez du temps, là. » A son tour, le médecin s’emporte, se vexe.
« Il fallait la suivre vous-même, si ma façon de faire ne vous plaît pas, monsieur Diesbach. Écoutez, quel âge avez-vous ? Trente ans ? Vous sortez de l’école, ne m’apprenez pas mon métier. Je lui dirai bien assez tôt. »Voilà pourquoi j’avais décidé de demander à Anna d’être suivie par quelqu’un d’autre que moi : pour éviter de devoir gérer ce genre de situations. Je voulais avoir le droit d’être ramassé à la cuillère, moi aussi, le droit de ne pas avoir à annoncer à ma femme qu’elle accoucherait à vingt-sept semaines d’un enfant décédé et celui de ne pas assumer la nouvelle. Du tout. De nous deux, je dois être celui qui a le plus mal vécu la perte, étonnamment. C’est une fois à la maison que je m’en suis rendu compte. Si mon visage s’est fermé, refusant de prononcer le moindre mot, Anna, quant à elle, a toujours été plus philosophe. Une chirurgienne attentive qui, je pense, a toujours eu la capacité de relativiser dans les situations les plus compliquées.
« Chéri, ça ira. Je le sentais, on le sentait, on s’était préparés. » Je sais qu’elle crève de douleur à l’intérieur. Je le vois dans son regard, dans ses yeux brillants sans lueur, pourtant je ne dis rien. Mon front se pose sur le sien et une main vient se perdre sur son ventre, encore rond, plus pour longtemps. Comment supporte-t-elle ce ventre qui abrite ce qui est déjà supposé être un souvenir si déjà moi je ne m’en sors pas ?
« J’ai l’habitude d’annoncer ce genre de nouvelles, Anna. » « Pas de le vivre. Je sais. Moi non plus. » Toujours le front collé au sien, je secoue la tête et elle se dégage doucement pour enfouir son visage dans mon cou. La chaleur de ses larmes silencieuses me brûle la peau tandis que je ne peux rien faire. Rien d’autre qu’entremêler mes doigts dans ses cheveux roux en ravalant les miennes, de larmes, alors que ma descente aux enfers commence.
Je ne suis pas prêt à faire face à mon propre métier. Fasciné par les grossesses à risques, j’ai commencé à en faire ma spécialisation lors de mes stages de dernière année. Pourtant, je n’aurais jamais osé imaginer me mettre un jour à la place de ces familles qui perdent leur bébé. Encore moins alors que la grossesse d’Anna se passait plus que bien jusqu’à la semaine précédente où nous avions commencé à ne plus sentir notre fille.
« Comment on va faire ? » Soupir de sa part. Une main délicate effleure ma joue.
« Attendre, Sören. On va attendre. »Je m’enfonce ◆ dans le flou de l’alcool, découvert un soir comme les autres et dont je ne peux bizarrement plus me passer sans évidemment me rendre compte que j’en abuse. Beaucoup. Mais j’aime la sensation de confusion qu’il procure. Et comme d’habitude, oui, je vais me perdre dans ce bar reculé où personne ne me verra pendant des heures, perdant la notion du temps, oubliant que je n’habite pas seul, me prenant presque parfois à pester sur la rousse qui partage mon lit et que je ne sais plus comment aimer, elle qui va de l’avant au lieu de continuer à survivre péniblement comme je le fais. Car je sais pertinemment que si la perte de cette femme me rendrait plus fou que je ne le suis déjà, je ne sais pas comment faire pour ne pas m’en vouloir, avoir sans arrêt l’impression de la détruire plus qu’autre chose à refuser de passer au-dessus de la perte de notre bébé. Je ne sais pas comment m’y prendre. Elle me parle de réessayer, ce qui contribue à mon angoisse. Et à mon besoin de ne pas rentrer chez moi, pour ne pas lui faire face, pour sauver quelques instants, en reportant à plus tard la tonne de soucis qui s’amassent sur mes épaules.
Je ne veux pas de second bébé. De nouvel essai. De peu importe comment appeler ça. J’ai beaucoup trop peur que ça recommence.
« On va fermer, Diesbach. Grouille. » L’heure est proche, cependant. J’acquiesce sans trop répondre au barman, perdant mon regard dans l’ambre du whisky que je tiens fermement d’une main depuis plusieurs minutes maintenant, perdu dans mes pensées alcoolisées. Le cliquetis des clés dans la main de l’homme me rappelle qu’on m’attend et je le termine cul sec tout en me relevant péniblement, les jambes ankylosée d’être trop resté assis et la tête qui tourne. Je claque le verre vide sur le comptoir et sors en titubant légèrement, craignant déjà la suite des évènements.
« T’étais où ? » sa voix, sèche, déterminée, alors que j’ai à peine passé la porte.
« Anna… » « Non, attends, deuxième fois : tu étais où ? » Je soupire, comprenant que je n’y échapperai pas.
« Et ne me sors pas que tu faisais des heures sup’, aucune femme n’a envie d’aller se faire fouiller là-dessous, alors je refuse de croire qu’une d’entre elle ait pu vouloir d’un rendez-vous à deux heures du matin ! » Je titube vers le canapé et je vois ses yeux se lever au ciel. Elle n’est pas bête, elle sait qu’il m’arrive d’éteindre mon téléphone et d’aller boire, que ça m’arrive bien trop souvent pour être raisonnable et que ça devient un réel problème. Alors, je m’assieds et je la regarde, sans un mot, parce que je n’arrive pas à les trouver.
« Tu sais quoi, Sören ? T’as besoin d’aide. » J’acquiesce.
« Ouais, je sais. » Un rire sans joie lui échappe alors qu’elle se détourne de moi, pour ne pas me voir tanguer sur le canapé, probablement.
« Tu sais. Tu. Sais ! La belle affaire ! Ca fait six mois, SIX FOUTUS MOIS, tu penses pas qu’il est temps de passer au-dessus ou en tout cas d’aller… je sais pas, moi, consulter quelqu’un ?! » Grimace. La tension monte, comme une boule d’adrénaline, de mon ventre à ma tête en deux secondes. Je me lève, titubant encore, pointant le doigt vers ma femme.
« Naaan, j’irai pas… Anna, j’irai pas consulter, ok ? J’ai pas besoin d’aller consulter. » « Ah non ? » Sourcils froncés, elle se retourne vers moi et fais quelques pas en avant, comme pour me mettre au défi.
« Non, par contre tu sais ce dont j’ai besoin ? J’ai besoin que tu me lâches la putain de grappe, Anna, lâche-moi, fous-moi la paix. Je sais pas comment tu fais mais… j’suis pas comme toi et j’y arrive pas, alors laisse-moi faire, bordel, arrête de me faire la morale et laisse-moi ! »Le ton monte, beaucoup trop vite, beaucoup trop fort. Mon poing dans le mur aussi, est arrivé trop vite et trop fort, après encore quelques minutes de cet échange ridicule et sous influence de l’alcool.
« Quel con. », je l’entends grommeler alors que je contemple avec stupeur les jointures ensanglantées de mes poings et la trace, légère, qu’ils ont laissé dans le mur.
« Dors sur le canapé, Sören Diesbach. T’es pas capable de monter l’escalier et c’est pas moi qui t’aiderai. » Clair, net. Radical. Mon presque quotidien depuis plusieurs semaines… et pour encore plusieurs semaines ensuite.
« Et donc, ◆
vous vous réveillez un beau matin avec aucun souvenir et une femme égorgée et vous pensez franchement que vous n’êtes pas louche ? » Menotté, je suis cuisiné depuis des heures. Je suis fatigué, anéanti, j’ai comme unique envie celle de m’allonger en PLS et pleurer toutes les larmes de mon corps. À la place, j’ai droit à une chaise des plus inconfortables et des menottes qui m’arrachent la peau des poignets.
« Puisque je vous dis que je ne sais pas… d’accord ? Je sais pas. » Longs soupirs. L’un de moi. L’autre de l’inspecteur qui vient de me rejoindre, prenant la place de celui qui était là avant, comme s’il allait réussir à me faire parler.
« On reprend depuis le début, Diesbach. » Je lève les yeux au ciel.
« J’ai déjà repris quatre fois depuis le début. Je l’ai dit à votre collègue : je dormais sur le canapé, on s’était disputés la veille et je suis encore rentré ivre, je suis pas allé plus loin que ce foutu canapé et le lendemain quand j’ai vu qu’elle se levait pas… je suis allé voir. Et je l’ai vue. Et c’est tout, c’est tout, je vous jure. Laissez-moi… » Il ne me croit pas. Personne ne me croit. Il y a une lueur triomphante dans le regard de ce policier qui me donne, pour de vrai cette fois-ci, des envies de meurtre. Je veux rentrer chez moi. N’importe où mais sortir d’ici.
« Vous vous disputiez souvent ? » « Ca arrivait, oui. » « Souvent ? » Il insiste.
« Fréquemment, oui. Depuis quelques mois. Hey, je vous vois venir, j’ai jamais eu envie de… » « De la tuer ? Oh, non, on n’en a jamais envie, puis on rentre bourré et on perd nos moyens. Classique. »Des heures et des heures, je me fais interroger, ressassant les mêmes choses encore et encore. On me demande de chercher dans mes souvenirs, on me dit que mon cerveau a occulté tout cela parce que j’ai simplement perdu mon sang-froid, qu’il se pourrait que je plaide l’homicide involontaire et qu’on négocierait une sortie plus rapide, quelques années de sursis.
« Vous savez, moi aussi, parfois, j’ai déjà eu envie de tuer ma femme. Je l’ai jamais fait, attention, mais je dis juste que… c’est normal, vous savez. Les femmes… Elles sont toujours… casse-pieds, je comprends. Je comprendrais si vous me disiez que vous avez perdu vos moyens. Vous n’en avez jamais rêvé ? » Je veux que ça s’arrête, je n’attends que ça. C’est au moins le quatrième inspecteur qui m’interroge. Je suis là depuis des heures, je n’ai pas eu la moindre minute de sommeil depuis vingt-quatre heures et je fatigue tellement que je suis à deux doigts de lui dire ce qu’il veut entendre juste pour qu’il me foute la paix. Mon cerveau bataille entre l’envie d’abandonner et celui de trouver le vrai coupable de cette histoire. Alors je fourre ma tête entre mes genoux et je me tais.
« Sören, je comprendrais. » Il répète, encore et encore.
« Arrêtez. S’il vous plaît, arrêtez, laissez-moi… dormir. Je veux dormir. »C’est comme ça qu’il m’a enfin fichu la paix. Et que j’ai échappé à la prison parce que mon alibi a été confirmé durant le peu d’heures de sommeil qu’on m’a autorisé à prendre. J’ai cru devenir fou… Peut-être que je le suis devenu.
J’ai testé pour vous : ◆ tout perdre grâce à une garde à vue. Non pas que je n’aie pas essayé de garder la tête hors de l’eau, de remonter la pente, ou de tenter, du moins. Mais avec une accusation de meurtre sur les bras, ma propre femme de surcroît, et uniquement acquitté grâce à la preuve que j’avais passé une bonne partie de la nuit – dont l’heure présumée de l’assassinat – dans un bar comme le dernier des alcooliques… Il n’y a plus grand-chose pour attirer la clientèle. Et si la Suisse est un petit pays, les nouvelles y vont vite. J’ai donc essayé de garder le cabinet ouvert, sans succès. Après quatre, cinq mois à galérer avec les quelques clientes qui passaient outre les rumeurs sur mon compte, j’ai dû me rendre à l’évidence et tout fermer. Tout fermer, tout arrêter. De quoi ajouter une couche bien épaisse de noirceur à ma dépression. Et une autre, tout aussi épaisse, de rumeurs à ajouter à ma réputation déclinante.
« Hey, tout va bien ? Ca fait un bail… » Je jette un œil distrait à mon téléphone lorsque ce dernier vibre. Trop peu, ces derniers temps. C’est Noah. Je ne peux pas ne pas répondre à Noah. Déjà que l’époque où je lui donnais des nouvelles de moi-même est révolue depuis un moment déjà, si je ne lui en fournis pas lorsqu’il en réclame, je serai vraiment le dernier des cons. Alors, allongé sur mon lit d’hôpital, encore faible et nauséeux, je tape difficilement :
« Oui, ça fait longtemps. Je vais bien. Et toi ? » Je. Vais. Bien. Trois mots qui ne veulent plus rien dire, mais le Diesbach a-t-il besoin de savoir que j’ai avalé un peu trop de médicaments avec un peu trop d’alcool hier soir ? Que je ne m’en suis sorti que parce que la vieille commère qui me sert de voisine m’a retrouvé sur le pas de ma porte d’entrée ? Non. Clairement, Noah n’a pas que ça à faire.
« Moi aussi. T’es sûr que ça va ? » Soupir. Non, ça ne va pas. Pas vraiment. Mais maintenant qu’il est au fin fond du Danemark, que peut-il y faire, de toute manière ?
« Yep. Je t’appelle plus tard, mes rendez-vous reprennent. » Ai-je délibérément oublié de lui mentionner la fermeture de mon cabinet ? Oui, absolument. Ai-je la moindre once de remords ? Evidemment, mais je m’accroche à l’idée que je rouvrirai un jour. Et pour être tout à fait honnête, j’apprécie pouvoir me cacher derrière une soi-disant occupation pour éviter de parler, retarder le moment où je devrai décrocher le téléphone et retrouver un semblant de consistance.
« Alors, monsieur Diesbach, comment ça va ce matin ? » L’infirmier m’approche avec ce sourire angélique que je suis bien incapable de lui rendre.
« Comme si j’avais la pire gueule de bois de ma vie. », je me contente de répondre avec une grimace. D’un côté, c’est à peu près ça. J’ai l’estomac vide, qui fait des bonds, et une migraine qui lance jusque dans les oreilles.
« Vous pourrez manger un peu ce soir. Je venais voir comment ça se passe, pour vous. Vous savez qu’on va vous garder quelques jours ? » « Pour éviter que je recommence ? » Nouveau sourire de l’homme. Sourire sans joie.
« Précisément. Vous allez être suivi, pour… » Pour ma dépression profonde et mes envies suicidaires. Très bien. Je suis à présent malade mental.
« Ouais. » Que répondre d’autre ?
« Bref. N’hésitez pas s’il vous faut quoi que ce soit. »Un foutu remède ? Un changement total d’identité ? Un retour à zéro ? Ou un TARDIS. Pourquoi pas, après tout ?
Le Danemark. ◆ Précisément ce dont j’avais besoin. Je me refusais l’idée même de changer de vie un jour, mais à présent que je suis au pied du mur, il y a une lueur et moi qui a décidé de montrer qu’elle existe. Qu’elle est là. Un peu d’espoir de reprendre un jour une vie normale. Genève a été mon enfer personnel et l’est toujours. Et si la Suisse est à présent derrière-moi, j’ai compris.
J’ai compris après une mure réflexion qu’ici, je ne suis personne. Ni le gynécologue passionné en pleine conquête de la ville, ni le jeune homme brisé qui a perdu son bébé, ni le potentiel meurtrier de sa propre femme. Recommencer à zéro, ailleurs, l’idée même de m’en aller à tout jamais a suffi pour faire renaître en moi l’envie de me bouger les fesses et de m’en sortir. Et parfois, je me sens con de n’avoir pas pensé à me barrer plus tôt.
La vie continue. Loin de mes démons, je m’autorise enfin à revivre. Lentement, certes, mais surtout sûrement.